[Interview] Quels usages pour les objets connectés dans l’assurance ?
Les objets connectés sont présentés comme la prochaine innovation de rupture pour de nombreux secteurs. Pour connaître leurs effets pour les assureurs, interview avec Frédéric Valluet, expert du domaine depuis plus de 15 ans.
Quelle est votre vision des cas d’usages associés aux objets connectés dans l’assurance ? Certains produits sont-ils plus sensibles à ces nouvelles technologies ?
Selon moi, il existe deux cas d’usages principaux : la prévention et la tarification. Trois produits se prêtent bien à ceux-ci pour les particuliers. Le premier est l’assurance santé. Cette dernière est aujourd’hui très médiatisée grâce à la multiplication des objets disponibles, allant des bracelets connectés, jusqu’aux éléments plus évolués comme les balances, ou même éventuellement des tensiomètres. Ici, l’assureur peut accompagner l’usager pour prévenir des maladies ou une dégradation de la condition physique via des conseils bien-être, des motivations à l’effort, etc. La connexion de l’usager permet alors à l’assureur de mieux connaître la situation de la personne. L’assureur peut également mettre en œuvre, grâce aux objets connectés, un système de tarification personnalisé. Ce dernier est plus sensible, surtout dans le contexte français. Néanmoins, il permet à l’assureur de facturer, et donc au client de payer, le prix juste en fonction du risque détecté.
Cette logique s’applique également à un second marché, celui de l’assurance automobile. Ainsi l’application mobile Axa Drive permet à un conducteur de communiquer certaines informations sur ses habitudes de conduite (brutalité de l’accélération et freinage, respect de la réglementation, etc.). Le futur de ce segment dépend des accords à venir entre les constructeurs automobiles et les assureurs : les voitures deviennent de plus en plus connectées et leur connexion aux systèmes des assureurs sera déterminante pour le développement de nouveaux produits pertinents, sans multiplication des appareils ou des applications. Les assisteurs sont en forte attente de ce lien : la remontée d’information directement par le véhicule pourrait leur permettre de prévenir un grand nombre de sinistres. Un exemple simple concerne la garantie panne de carburant. Si l’assisteur connait la situation en temps réel du véhicule, il peut anticiper la panne et proposer à l’usager de se diriger vers une station essence. Dans ce cas, l’assureur économise la couverture du sinistre, mais augmente également sa satisfaction client grâce au temps qu’il lui a fait gagner. On peut également voir plus loin avec une maintenance préventive étendue à d’autres éléments du véhicule (moteur, etc.) afin de minimiser le risque de pannes graves et consommatrices de temps et de ressources, aussi bien pour l’assureur que pour l’usager.
L’assurance logement est également concernée par ces transformations. Les différents systèmes de détection (monoxydes de carbone, incendie, fuites, etc.) se prêtent bien à création d’un foyer connecté permettant à l’assureur de prévenir les sinistres, mais également de potentiellement facturer en fonction de la réalité des risques rencontrés (fréquentation de la maison, etc.)
Selon vous, dans quelle mesure les objets connectés remettent en cause le principe de mutualisation, cœur de l’assurance ?
C’est très classiquement l’argument utilisé face aux objets connectés. Effectivement, si les assureurs visent une individualisation absolue du risque, sans remettre en cause la façon dont ils pensent leur métier, alors des divergences de tarifs pourraient apparaître. Les plus sceptiques diront que les profils aux risques minimes payeront la même chose qu’aujourd’hui, alors que les profils plus risqués payeront simplement plus cher.
Néanmoins, lorsque l’on regarde les marchés plus avancés dans cette transformation, la réalité est différente. Ces marchés se sont re-segmentés différemment, créant alors des segments plus homogènes grâce aux nouvelles informations aux mains des assureurs. Récemment, Henri de Castries disait que les objets connectés changent le métier des assureurs car ils auront désormais « une vision du risque sous forme d’aléa » alors qu’ils l’ont aujourd’hui sous forme d’un risque pur car ils ne connaissent pas suffisamment leurs assurés.
En conséquence, le marché tend vers une appréhension du comportement individuel dans une tarification collective. Cela permet de mutualiser des risques homogènes, et donc de créer des produits pertinents pour les assurés, mais également maîtrisables pour les assureurs.
Aujourd’hui se renforce la conscience civique à propos du partage d’informations. Comment les assureurs peuvent-ils traiter ce potentiel risque au développement des nouveaux produits associés ?
Le développement de ces nouvelles offres ne peut se faire sans le consentement plein des usagers. Selon moi, deux éléments doivent être adressés :
- La sécurité : aujourd’hui, la plupart des appareils disponibles présentent de grandes failles de sécurité. Or les études clients montrent que les usagers sont de plus en plus sensibles aux vols de données. La sécurité est donc un entrant incontournable à l’adhésion des usagers.
- La chimère Big Brother : Ce risque est aujourd’hui le plus important dans l’esprit des assurés. Et pour cause : aux États-Unis, certains cas de jugements en cours reposent, en partie, sur les informations émanant des bracelets connectés. Néanmoins, la société évolue très rapidement sur de tels sujets. Ainsi, lors de l’émergence des smartphones, il y avait une crainte équivalente, notamment à propos de la géolocalisation. Aujourd’hui, le fait de pouvoir choisir de la partager ou non avec certains services, a répondu à cette crainte et n’a pas remis en cause le développement de ces outils ni des services associés.
Une fois ces deux craintes mises sous contrôle, un élément clé pour favoriser l’échange d’information est la création de valeur. Ainsi, lorsque l’on regarde les études sur la propension des usagers à partager de la donnée, ils sont de plus en plus volontaires à le faire autour de leur habitation, leur véhicule ou leur santé. On remarque également qu’ils attendent en retour (notamment pour les données de santé) un bénéfice tangible (financier ou personnel).
En synthèse, je pense qu’il faudra mixer de la sécurité, un caractère éphémère de l’information et un partenariat gagnant-gagnant pour assurer la bonne réception de ces nouveaux services. Par contre, si on se trouvait devant un cas où un assureur a manifestement abusé de la donnée, cela aurait un effet extrêmement négatif, il faut donc être très prudent.
Cette prudence, pensez-vous qu’elle doit émaner des assureurs eux-mêmes ou d’un cadre réglementaire ?
Effectivement, pour minimiser le risque d’usages déviants de ces informations, une concertation est nécessaire. Il y a aujourd’hui une discussion au niveau de l’Union Européenne pour créer des directives sur le bon usage de la donnée. La dynamique est donc en place et positive. La vraie difficulté c’est que les acteurs publics ont un temps qui n’est pas celui du digital. Cette démarche n’est donc pas suffisante pour anticiper les sujets à venir.
Il faudrait donc que les acteurs du numérique (fabricants, hébergeurs de données, créateurs de services, etc.) coopèrent et éditent certaines règles de bonne conduite qui pourraient ensuite être transposées en dispositions réglementaires. Le conseil national du numérique a commencé les travaux dans ce sens avec son rapport « Ambition Numérique ». Le champ des possible est immense, à nous de travailler ensemble pour n’en garder que le meilleur.
Interview réalisée le 8 juillet 2015